Le mot de l’organisateur


« Je voulais créer la Juilliard School de l’expérience clients et collaborateurs »

Dans quelques semaines débutera, près du Pouliguen, de Batz-sur-Mer, la 11ème édition d’une rencontre au nom particulier : ECTFF. Pendant deux jours, une petite centaine de participants viennent, depuis onze ans, à la Baule, animer une série de Master Class et rencontrer leurs pairs ainsi que des marques. Tous ont en commun une matière dans laquelle ils excellent, innovent ou se forment : The Customer Experience, en français l’expérience client.  

Manuel Jacquinet – © Edouard Jacquinet

Interview et bilan d’étape avec Manuel Jacquinet, le fondateur du Forum ECTFF (Expérience Client/The French Forum).

Il y a onze ans, l’expérience client constituait plutôt une problématique de niche prise au sérieux par quelques experts avant-gardistes, dont vous faisiez déjà partie. Nouvelle martingale aujourd’hui, elle relève désormais plutôt de l’incontournable (d’autres diront du « buzzword ») dont se revendiquent toutes les grand-messes du secteur (CRM Meetings, etc.). Comment parvenez-vous à vous différencier et maintenir un caractère précurseur à votre Forum ? 
Manuel Jacquinet : En maintenant précisément le projet d’en faire un moment et un lieu à triple vocation : se former, rencontrer et témoigner autour des innovations, pratiques et échecs liés à l’expérience client. On ne vient pas à notre Forum à la Baule simplement pour trouver des prospects, faire du speed-dating comme dans de nombreuses manifestations professionnelles, bien que ce type de rencontre business soit nécessaire. On y vient pour entendre des chercheurs du CNRS qui travaillent sur la prosodie, et la capacité d’identifier les émotions dans une conversation ; des spécialistes de l’IA et de la science des données qui permet de prévoir les flux de visiteurs, de passagers ; mais également des professionnels du traitement des incivilités, en l’occurrence cette année deux anciens policiers de la BRI. Donner à voir ce qui se fait en termes de recherche et d’innovations en France -liées au thème de notre évènement et ailleurs- est au cœur du projet initial. L’équipe d’organisation consacre chaque année pas mal de temps à identifier ces chercheurs, leaders, doers, souvent discrets, qui font selon moi progresser l’état de l’art. Nous sommes je crois des curateurs et chaque édition du Forum est le résultat, à une date D, de ce qu’il faut envisager ou aborder comme enjeux et thématiques en matière d’expérience client. En résumé, notre promesse –Venez rencontrer les champions de l’expérience client, patients, visiteurs ; devenez en un !– demeure tenue et d’actualité parce que nous veillons à l’équilibre de ces trois piliers fondateurs dans le format de notre événement : se former, rencontrer, témoigner.

Comment avez-vous réussi à faire se renouveler dans le format, les sujets abordés, etc. les éditions successives ?  L’expérience client est-elle une thématique suffisamment vaste et mouvante pour apporter chaque année une teneur inédite à cet événement ? 
Un premier élément de différenciation tient au fait que nous avons élargi le champ aux expériences des patients, visiteurs, usagers, collaborateurs ou voyageurs, et ce grâce notamment au travail de veille que nous obligent à faire les deux magazines spécialisés –  En-Contact et Les Cahiers de l’Expérience Client ndlr – dont je suis le Rédacteur en chef. Ces vigies sont précieuses pour faire comprendre que certains des challenges ou best practices dans le secteur du tourisme ou du retail par exemple sont exportables à l’univers du luxe ou au domaine médical. La porosité de ces champs d’application de l’expérience client entre différents univers est une composante essentielle au circuit de renouvellement du Forum.
Mais pour surprendre et intéresser chaque année, il faut également avoir des convictions et ne pas être trop sujet aux influences du moment. Tout le monde prédisait que la voix allait mourir ou s’éteindre comme média ; on observe qu’elle n’a jamais été aussi vivace que depuis que le “à-distance” lui a donné un rôle essentiel avec la pandémie. Ces convictions se forgent avec l’expérience et la réalité vécue du terrain : pour avoir travaillé vingt ans dans les centres d’appels, j’ai toujours cru que la première ligne – les agents de call centers, les caissières, les livreurs – sont un élément clé d’une expérience client réussie. Qu’il ne peut y avoir de parcours patient, visiteur, voyageur fluide et réussi sans prise en compte sérieuse et non feinte de l’expérience collaborateurs ; ça semble une évidence désormais : pas de soin sans soignants, pas de repeat business sans sourire, pas de seamless experience * si l’on n’a pas fourni le digicode au livreur. Dans quantité d’industries, ce sont les gens qui font revenir les gens.
Ces convictions s’aiguisent ou se polissent aussi dans le temps au-travers de mes passions ou affections personnelles : je vais au cinéma, j’adore la musique, je lis tout le temps, bref je croque tout ce qui me tombe sous la main. Or, quand Ken Loach filme et sort Sorry we missed you, ce que je vois dans l’œuvre, c’est qu’il a compris et parle avant et mieux que les autres selon moi de l’importance de la supply chain et de la mystification que représente la maltraitance des livreurs. Quand j’écoute JJ Cale et Sensitive Kind : “Don’t take her for granted, she has a hard time (…) Treat her so gently, it will pay you in time”  je comprends que les sujets et priorités marketing dont on parle désormais sont abordés et évoqués depuis longtemps par les artistes. En matière de satisfaction, d’émotion, de considération, je pense qu’il y a plus à trouver souvent dans un seul grand disque ou film que dans un ultime webinar sur le sujet.  Se renouveler, c’est parfois donc aussi bête que puiser dans l’art et le quotidien qu’il illustre pour rappeler les basiques, les fondamentaux.

Avez-vous assisté à l’émergence de nouveaux champions dans le domaine ? Détecté à cette occasion de jeunes prodiges de l’expérience client ? Flairé les tendances et enjeux de demain ? 
La France, le pays dans lequel je vis, est un tel vivier d’innovations, d’expérimentations, de ressources et de talents qu’il me prédispose naturellement à détecter et aller à la rencontre de ceux qui construisent les expériences client de demain. C’est du reste ce qui a motivé la création d’un tel Forum et sa dénomination il y a 10 ans. Et force est de constater le niveau de jeu croissant, la barre mise de plus en haut par cette fourmilière de bâtisseurs du futur.
Parmi la demi-douzaine de pépites prometteuses que j’ai la chance de dénicher chaque année, citons Le Slip Français, participant de la première heure et sacré champion du sous-vêtement made in France, Trainline (ex-Captain Train), qui a dépoussiéré  la vente en ligne de billets de train, Whoog devenu ce Hublo qui résout l’un des pain points majeur de l’expérience patient, le manque de personnel, ou encore Zaion, qui nous accompagne depuis plusieurs années déjà et qui, sur le segment porteur des callbots a enregistré un record de quelques centaines de milliers d’appels traités sur la ligne InfoCovid. Tous nous ont fait l’honneur de leur présence à l’une ou plusieurs des éditions de notre Forum.

Que retenez-vous de cette petite décennie ponctuée chaque rentrée par les rencontres et expériences partagées à La Baule ? 
Que mon idée de créer la Juilliard School de l’expérience client, une école démocratique dont la devise rime avec exigence, pluridisciplinarité et émotion, était la bonne !
Une école démocratique d’abord, car de même que les aspirants artistes qui y étudient peuvent bénéficier de bourses, je me refuse à ce que l’argent soit un facteur d’exclusion et me fais donc un point d’honneur à ajuster nos tarifs aux toutes jeunes sociétés qui font le choix de consacrer deux jours pour venir se former et se présenter à la Baule. Une discipline d’exigence ensuite car ne reçoit pas un Oscar ou un Grammy Award qui veut et sans effort. Il en va de même pour les plus grands maestro de l’expérience client. Une formation pluridisciplinaire aussi, dès lors qu’il s’agit de maîtriser à la fois les matières fondamentales, au premier rang desquelles la science des données, la supply chain, le capital RH, la vente et son avant/après, et les méthodes de base grâce auxquelles le jeune diplômé saura distinguer ce qui relève du must-have ou du nice-to-have dans une expérience client réussie.
Un vecteur d’émotion enfin, puisqu’à l’instar d’un morceau de musique ou d’une scène de cinéma, c’est avant tout l’impression, le souvenir, l’état d’esprit qui se dégagent et que l’on retient d’un parcours client sans ambages qui attestent de sa bonne facture. A propos d’émotion justement et pour conclure, il me semble que nous n’avons pas à rougir en France face à ce que font les anglo-saxons : nous méritions bien d’avoir notre Juilliard School version French Touch !

Une ‘success story’, un ‘fun fact’ à nous partager ?
Le choix de l’Hermitage Barrière et de la Baule pour y localiser le French Forum. La balade à vélo entre deux averses, il y a trois ans, pour se rendre à Batz-sur-Mer et la discussion qu’ont menée durant celle-ci le fondateur de Myopla et l’un des dirigeants d’Orange Bank. Les voir faire connaissance et échanger sur leurs visions, en même temps qu’on pédalait contre le vent, voilà le type de rencontres que j’espère provoquer et faciliter.

Quelles ambitions, projets fous ou surprises à nous révéler pour les éditions à venir ?  ECTFF en 2028, ça ressemble à quoi ?
ECTFF sera devenu un South by Southwest (SXSW)** en pays de Loire et en bord de mer, on produira et éditera, si on a été bons, des livres et une BO du Forum, devenu un Festival. L’expérience débutera dès la Gare Montparnasse, avec un train affrété qui s’arrêtera dans quelques gares, avant d’arriver à Escoublac.
Mais avant 2028, j’ai une échéance plus proche, c’est la déclinaison de ECTFF sur le continent africain, au Bénin, dans deux mois : AfricaBPOForum. 

Parmi les nombreux anciens élèves de Juilliard, Jessica Chastain, Robin Williams, Oscar Isaac ou Philip Glass, qui déclarait dans une interview:“I had been out of Juilliard for years but I used that experience (..) I think that not having borders is very important. It was for me » Q&A With Philip Glass. The Juilliard Journal. 

Entretien et interview menés par JJ,
qui a collaboré et œuvré pour la
création de la 1ère édition d’ECTFF.

*Seamless Experience : expérience sans couture, lorsqu’elle est pratiquée, comme c’est souvent le cas, en omnicanal
**SXSW (South by Southwest) : ensemble de festivals qui se tient chaque année à Austin au Texas, en mars et depuis 1987.
*** Les Rolling Stones ont joué plusieurs fois en Afrique et notamment enregistré leur titre Continental Drift avec le groupe The Master Musicians of Jajouka.